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L'acte de jugement selon Saint Thomas d'Aquin

Fin du Compte-Rendu des articles de la Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin relatifs au procès.


Convaincu par les preuves produites, le juge rend sa sentence.


Le jugement est un acte de justice : de sa nature, il tire sa force coercitive, et ses limites.


Le condamné ne peut se soustraire à son exécution, car ce serait résister au pouvoir qui vient de Dieu pour « faire justice aux malfaiteurs et approuver les gens de bien » (Q69, a4). Il ne peut pas non plus faire appel pour le seul motif de gagner du temps, car ce serait se soustraire injustement à la sentence, et différer sans raison la réparation de l’autre partie (Q69, a3).


En revanche, si le jugement est injuste, il est une perversion de jugement, donc une violence. Le condamné peut se soustraire à son exécution par la violence, sauf si, par sa résistance, il cause un scandale ou un dommage plus important. Il peut également, évidemment, faire appel. Néanmoins, il est légitime qu’il n’y ait pas d’appel si la cause est arbitrée : car l’arbitre tire son pouvoir des parties qui l’ont choisi en confiance, sauf légèreté de leur part, tandis que le juge régulier tire son pouvoir de l’autorité suprême : il est donc juste que le condamné puisse faire appel au souverain dont le juge tire son pouvoir. Par ailleurs, Saint Thomas proscrit l’appel devant les juges infidèles, car on présume qu’il n’y a pas de justice parfaite là où il n’y a pas de vraie foi.


Comme on l’a dit, enfin, le juge ne peut remettre les peines de son propre chef. Il a le devoir, à l’égard de l’accusation, et de la cité toute entière, de rendre une sentence juste, c’est-à-dire proportionnée : la peine doit être égale à la gravité de la faute commise, et du dommage qu’elle engendre. Néanmoins, si la victime y consent, et si le bien commun n’en souffre pas, le prince peut remettre les peines. Cette remise de peines est parfois dictée par la vertu de prudence : il n’est parfois pas nécessaire de punir toute une sédition, mais seulement ses chefs, car les révoltés subalternes peuvent venir à résipiscence. Par ailleurs, la peine peut causer un trouble, ou un scandale : par exemple, un prince évincé qui reprend possession de son trône causerait un grand tort à l’unité fragile de sa patrie retrouvée s’il commençait une inquisition rigoureuse des crimes commis en son absence, sous un autre chef. Aussi est-il parfois nécessaire, même quand l’on peut distinguer les coupables des innocents, d’accorder un pardon général à ses sujets (Q108, a1).


Les peines pénales s’adressent à ceux qui ne sont pas retenus de pécher par l’amour de la vertu. Elles consistent donc à priver les criminels de biens qu’ils préfèrent à ceux qu’ils obtiennent par leurs fautes, autrement elles ne seraient pas efficaces. Or, qu’aime-t-on davantage que ses fautes ? La vie, l'intégrité corporelle, la liberté et les biens extérieurs : richesse, patrie, réputation. Saint Thomas reprend donc l’énumération classique des peines par Cicéron (Q108, a3) : « Il y a dans les lois huit catégories de châtiments : la "mort" qui enlève la vie ; "les fouets" et "le talion" (qui fait perdre "œil pour œil"), qui enlèvent l'intégrité corporelle ; "l'esclavage et la captivité", qui enlèvent la liberté ; "l'exil", qui éloigne de la patrie ; "la confiscation", qui enlève les richesses ; "le déshonneur", qui fait perdre la réputation. »


Quelques mots sur ces différentes peines :


La peine de mort est juste lorsqu’elle est proportionnée à la faute commise. Par sa faute, le criminel s’est écarté de l’ordre de la raison, et a déchu « de la dignité humaine, qui consiste à être libre par nature, et à être à soi-même sa propre fin » (Q64, a3). Il tombe à certains égards dans l’état de servitude des bêtes. La peine de mort constitue la légitime défense de la cité à l’égard d’un de ses membres dangereux. En effet, l’homme est indissolublement lié à la société dans laquelle il vit, et dont il tire la vie. Or, il est parfois nécessaire de sacrifier une partie pour le bien du tout, le bien commun devant être préféré au particulier. La peine de mort est donc particulièrement légitime dans les cas où le péché risque d’entraîner une corruption contagieuse. Parce qu’elle est rendue nécessaire par le souci du bien commun, elle ne peut être prononcée que par l’autorité publique, qui s’entoure, par le procès, de toutes les garanties de certitude. Pour Saint Thomas, cette peine, comme toute peine, est médicinale, et sert donc l’amendement ultime du pécheur. Néanmoins, il n’est pas permis d’arracher « le bon grain avec l’ivraie », lorsque l’on ne peut dissocier les coupables et les innocents (Q64, a2 et a3).


La mutilation pénale est également permise. L’homme est ordonné à la cité comme à sa fin, il accomplit son bien propre en servant le bien commun. Il est donc légitime de priver un homme d’un membre, si c’est pour le bénéfice de la cité. Néanmoins, cette mutilation ne peut être ordonnée que par un juge, car la privation d’un membre, augmentant l’incapacité d’un homme, affaiblit le corps social. La mutilation volontaire par souci de vertu (ex : les eunuques) est également interdite, car elle est injuste à l’égard de la cité, et stimule la frustration de la volonté (Q65, a1).


Les coups, qui provoquent la douleur sensible, sont a fortiori permis. Ils peuvent être ordonnés par le juge, en charge de la communauté civile, mais aussi par les parents, en charge de la communauté domestique, sur leurs enfants, ou par les maîtres sur leurs serviteurs. Les parents ont en effet juridiction sur leurs enfants : pour le bien de ces derniers et de leur maison, ils peuvent rendre justice par ce moyen. Néanmoins, la communauté domestique étant moins parfaite que la communauté civile, ils ne peuvent recourir aux peines plus graves évoquées plus haut (Q65, a2).


La prison est également licite, lorsqu’elle est ordonnée par un juge, à titre de peine, ou pour prévenir un mal, contre les délinquants qui ont abusé du libre usage de leurs membres (Q65, a3).


Saint Thomas d’Aquin évoque enfin la peine d’infamie à propos des accusations injustes et des parjures : bref, des fautes qui constituent en elles-mêmes un déshonneur.


En conclusion, la pensée de Saint Thomas sur le procès étonne par sa précision, remarquable chez un théologien a priori éloigné des soucis du siècle, et sa solidité. Indémodable, elle se déduit entièrement des principes immuables de l’ordre naturel et politique : la primauté du bien commun, la splendeur de l’ordre juste, les lacunes de la connaissance humaine. Cet attachement aux principes fonde son éternelle actualité, et permet au droit de devenir un instrument de paix, et de libération : le droit harmonise la cité en rendant à chacun ce qui lui est dû. Perd-il sa finalité, il est relégué au rang de violence indigne de toute considération.

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