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Le bien commun est-il contraire à celui de l'individu ?


Le conflit entre l’intérêt de l’individu et celui de la communauté est un thème récurrent de la pensée juridique moderne. Le Droit serait chargé, par un savant calcul, de concilier le bien d’une monade et celui, distinct, de l’attroupement. Il y aurait deux mouvements antagonistes : un bien purement solitaire d’un côté, et de l’autre un salut public transcendant totalement les particuliers, un intérêt général jacobin.


Dans un système libéral cette question est fondamentale. Elle trouve ses solutions par le Droit, l’Etat et le Marché. C’est par la poursuite de l’intérêt individuel que l’on accouche des plus belles harmonies. Chacun cultive sa plate-bande et ainsi jaillit un jardin à la Française. Tout le monde connait la fameuse fable des Abeilles du hollandais Mandeville. Ce qui est premier est l’amour de soi. La maximisation du bien être sert l’utilité de l’ensemble. Il faut des libertins pour nourrir les tailleurs, des voleurs pour nourrir les serruriers et les gendarmes. C’est la célèbre sentence d’Adam Smith, selon laquelle « l’homme a continuellement besoin du secours de ses semblables et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance » de telle sorte que « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand et du boulanger que nous attendons notre diner, mais c’est du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » . En amont, cette conception trouve un écho spirituel dans les Pensées de Pascal où ce dernier estime : « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même d’avoir su tirer un règlement admirable, et d’en avoir fait un tableau de la charité. »


En un sens ce n’est pas faux. L’homme n’a pas besoin de se soucier en permanence de l’universel pour que germe un certain ordre. Les hommes sont guidés par ce qui leur plait, et sont conduit par là à faire ce qu’ils font le mieux et ce pour le bénéfice de tout le monde. Mais ces vérités trop connues n’en demeurent pas moins profondément partielles, donc fausses (I.). Le conflit entre l’ensemble et la partie étant susceptible de causes multiples (II.), il convient de savoir ce qu’on peut le plus justement possible essayer d’entendre dans la notion de bien commun (III.).


I – L’absence de bien commun comme angle mort de la pensée libérale


En premier lieu, il convient de remarquer que le conflit entre intérêt privé et bien commun érige la relation marchande et technique comme modèle de toutes les relations humaines. Par extension, la rationalité commerciale est la clé de lecture unique de la société.


Marcel Mauss, anthropologue, neveu de Durkheim montre bien à grands coups d’exemples que les premières sociétés reposent sur le paradigme du don. Donner, recevoir et rendre sont au fondement de toute société primitive. Il ne s’agit pas là d’un altruisme héroïque mais des conditions premières de la civilisation. Par-delà la perspective de tout échange, le don est aussi au fondement de la famille qui déborde à l’évidence le simple échange contractuel. Et cela, à moins de voir, comme certains économistes, la génération sous la forme d’une transaction : ce qui pose des petits problèmes d’équilibre contractuel, de rupture des pourparlers et de rescision pour lésion. Mais si l’on suit la sagesse des anciens comme Aristote et Xénophon, l’hommes est conjugal, sexuel avant d’être politique. La communauté des citoyens est inséparable de la communauté des époux. La koinoia des deux sexes est à l’origine de la maison, du domaine privé, de l’oikos sans lesquels il n’y a pas de cité. Sans cet échelon le bon ordre du cosmos n’est pas assuré. La famille reliant l’amour et l’économie, celle-ci est limitée et au service de ses membres. Ces éléments montrent que les relations humaines primordiales n’entrent pas dans le cadre d’un stratagème solitaire mais qu’elles sont d’emblée duelles, donc collectives et débordant toute planification. Rousseau admet lui-même que son contrat ne peut fonctionner que s’il se greffe sur les sentiments naturels de l’homme.


Ainsi l’unité de la société repose sur l’amour que l’on a pour ses proches, qui est dès lors le principe de l’attachement que l’on a pour l’Etat.


L’articulation des relations entre les personnes n’a pas toujours reposé sur la rationalité économique. Dans l’Europe médiévale le marché est clairement encastré dans une petite partie de la ville : souvent les halles ou le port. C’est avec les développements du capitalisme que le marché finit par devenir le principe organisateur du monde commun et conduit à l’avènement d’une « société de marché ». Ce mouvement est inséparable des développement politiques. En effet, c’est l’Etat moderne qui, en garantissant la sécurité des jouissances privées, permet l’élaboration d’un véritable marché intérieur puis transnational. C’est après avoir inventé l’Etat-nation que l’on invente véritablement l’économie politique. La jonction des terme d’oikos : maison ou famille et de polis auraient été absurde pour les anciens. Ainsi ce n’est pas pour rien que l’expression d’Antoine de Monchrestien est contemporaine de l’avènement d’une monarchie administrative forte. Il faut un Etat unifié et centralisé pour piloter ou contrôler les échanges de richesses à l’échelle d’un territoire. Par ailleurs un auteur comme Macpherson a pu montrer que Hobbes et Locke s’appuyaient sur des présupposés du libéralisme économique : le travail, la terre et l’argent sont des marchandises comme les autres. La propriété est le fondement de tous les des droits et repose sur la possession de soi-même (self ownership), de son corps, de ses choses et par extension de son environnement par le travail.


Pourtant, même dans le domaine marchand, la gratuité est première. Dans l’échange même avec un homme avide il demeure une certaine gratuité, un rapport d’existences à existence, une ouverture à l’autre. Les auteurs libéraux le reconnaissent eux même quand ils prônent le commerce comme mode de relation pacifique entre les hommes. La douceur des marchands remplace la colère des canons (Montesquieu, Constant…). Il est vrai qu’un marché qui n’est pas aussi un lieu de sociabilité perd quelque peu de sa raison d’être. On se livre au e-commerce pour dégager du temps pour aller au marché bio du village avec des petits producteurs locaux ; on va au supermarché pour pouvoir aller aux puces etc…


II- L’origine du conflit entre individu et bien commun


1/ En premier lieu, il se pourrait que, selon l’intuition profonde du cardinal de Lubac, le vice au fondement des conceptions modernes soit d’ordre théologique. C’est, sur les ruines d’une certaine scolastique, une grande séparation, un abime creusé entre l’ordre de la grâce et l’ordre de la nature. Il y aurait deux domaines distincts : (i) celui de la grâce et donc de la gratuité sans tache, du pur amour désintéressé, de l’attachement sans mesure et du « don de soi », et (ii) l’univers naturel autonome. Ce dernier serait nécessairement guidé par une raison humaine froide et débile, guidée par des pulsions intéressées. Pour soutenir de telles visions, le recours à l’hypothèse de pure nature serait utilisé abusivement. Or une telle vision de la nature n’est pas justifiée : d’une part, car la nature de l’homme ne s’envisage que dans une relation avec son Créateur. D’autre part, car la nature humaine blessée depuis le péché originel n’est que médiocrité sans Rédemption. Au besoin, Maistre et Baudelaire le rappellent. Les fleurs du mal s’ouvrent par ce poème Au lecteur :


La sottise, l’erreur le péché la lésine

Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords.

Comme les mendiants nourrissent leur vermine.


Enfin, comment la nature et la grâce seraient-elles séparées alors que la grâce rend la nature plus naturelle encore ? Au besoin l’adage le redit : « la grâce ne violente pas la nature mais elle la parachève ».


2/ Ces conceptions anthropologiques pourraient aussi être liées aux nouvelles visions de la nature. L’écosystème est perçu comme un monde de lutte concurrentielle pour la survie, dans un univers chaotique où règne la guerre de tous contre tous. S’il n’y a plus de cause finale dans la physique, il n’y en a pas plus dans les relations humaines. S’il n’y a pas de gratuité dans la nature, si tout le vivant est en lutte perpétuelle pour persévérer dans l’être aux dépends d’autrui, pourquoi en irait-il différemment pour l’homme ? Il en ressort ce qu’on a coutume d’appeler le darwinisme social. Notons qu’une telle vision est démentie par Darwin lui-même, qui parle de l’effet réversible de la théorie de l’évolution. A partir d’un certain moment, l’être humain intègre le soin des plus faibles. Par ailleurs, dans l’ordre naturel en général, il y a une certaine gratuité de sorte qu’une vision purement utilitariste et fonctionnaliste ne tient pas.


3/ L’équivoque pourrait enfin se retrouver dans une philosophie politique qui oppose la partie séparée et l’ensemble distinct. Cette pensée nourrit les oppositions entre l’Etat, seul vecteur du bien commun, et l’individu, isolé ou pris dans les mailles de l’organisation bureaucratique. De cet éloignement de l’autorité découle une opposition entre pouvoir et liberté individuelle, entre commandement et obéissance. Or, dans les visions organicistes antiques et médiévales, il est clair que la partie est subordonnée à l’ensemble. Le membre séparé de la partie est un membre mort. De même, le corps a besoin de tous les membres pour être véritablement un corps. En outre, ce qui change, c’est que les relations entre intérêt privé et bien public ne sont pas vues sur le mode du conflit ou du calcul, mais sous celui de l’harmonie et de la nécessité vitale. Cette vision permet de relever l’espace nécessaire à chaque membre du corps et d’intégrer différents sous-ensembles qui rendent l’autorité aimable.


On comprend bien que la notion de bien commun n’est pas entièrement soluble dans l’idée étroite de l’intérêt général de l’Etat moderne. Toutefois, à ce stade, le Bien Commun n’est pas encore défini.


III- La communauté comme bien de la partie


Les visions usuelles du bien commun sont le plus souvent réductrices. Le Bien Commun ne serait que l’addition des possibilités d’accès au bien purement extérieures aux personnes, et sans contenu éthique. Il serait un « cadre neutre » laissant l’homme intérieur démuni dans la définition solitaire des voies et moyens de ses fins terrestres, et de ses éventuelles destinées surnaturelles. Le bien collectif transcenderait tellement les plafonds et les murs de la sphère privée qu’il planerait amorphe dans le ciel de l’espace public. Il faut reconnaitre que dans ce cas, le bien collectif ne diffère guère d’un intérêt général utilitariste.


Or, selon la fameuse définition de Cicéron, la cité n’est pas n’importe quel troupeau, mais la réunion d’êtres rationnels réunis par un consensus sur le droit et une communauté d’intérêt. Dans la Cité de Dieu, Augustin reprend et complète cette définition, « la cité est la réunion d’une multitude d’être rationnel unis par l’objet commun de leur amour. » L’agglomération de personnes ne suffit pas. L’intérêt et le droit non plus, il faut davantage. L’ordre politique engage presque entièrement l’homme puisqu’il met en jeu non seulement la simple survie des corps mais encore la vie bonne et donc certaines finalités de celle-ci. La mise en commun d’un ordre concret ne se situe pas dans des entités lointaines, mais aussi au niveau des choses proches, palpables, subsidiaires et à la mesure de la vie de l’homme ordinaire.


Une autre vision réductrice du bien commun consiste à le dissoudre dans l’impératif de la maximisation du bien être individuel. L’économétrie du sentiment de béatitude digestive remplit le ventre de bon nombre de statisticiens studieux. Mais l’approvisionnement des royaumes individuels ne suffit pas à faire oublier la vieille vérité selon laquelle le bien de la partie suppose le bien de l’ensemble et leur rapport. De même qu’une cause est plus élevée dans la mesure où elle s’étend au grand nombre, le bien n’est commun que dans la mesure où il se communique à une pluralité d’êtres libres et rationnels. Si la personne échappe sous bien des rapports à l’ensemble elle n’en perd pas pour autant son ordonnancement à la communauté. L’homme participe à son bien propre dans la mesure où il se décentre de lui-même.


Selon les anciens, il allait de soi que la vie vertueuse était une vie parmi la multitude. La participation à la vie de la cité est donc perçue comme le paroxysme de la liberté. La vita activa du citoyen devient la vie noble par excellence : c’est une vie active, libre, échappant à la nécessité. Comme le remarque Aristote « le fait de rechercher partout l’utile ne convient pas du tout aux gens magnanimes et libres.» Tirant son désir de lui-même, l’homme se déleste du particulier et de ses besoins pour se tourner vers le général, vers l’objectivité du suum cuique. Affranchi du fardeau des désirs subjectifs, c’est orienté vers la communauté qu’il trouve sa réalisation d’être de langage (zoon logon). Aujourd’hui, peut-être plus encore qu’au temps d’Aristote, nous sommes conscients que si l’engendrement nous est commun avec les autres animaux, la conception humaine se réalise sur un mode proprement humain qui est celui de la culture et du consentement. On pourrait même dire, sans dénigrer la copulation des scolopendres, que l’homme est un zoon oikesis, un animal familial ou animal pour le domaine privé en même temps qu’un animal politique.


Pierre Manent l’affirme dans son dernier ouvrage : l’existence d’une communauté suppose la capacité de se mettre d’accord par la discussion rationnelle sur la loi naturelle, à savoir le juste, l’agréable et l’utile. Par-delà les dogmatisme d’un certain droit naturel et les consensus autant bavards qu’éphémères entre doctrines raisonnables, il doit être possible de s’accorder pacifiquement sur les expression les plus élémentaires de la justice, sur quelques éléments fondamentaux matériels et spirituels de la vie bonne sans pour autant verser dans une discorde sanglante et sans vouloir s’accorder nécessairement sur les questions de foi.


Pour autant Dieu est selon Saint Thomas, ne l’oublions pas, le Bien Commun par excellence.

Arnaud de SOLMINIHAC


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