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Le déroulement du procès selon Thomas d'Aquin


1. Le procès est une confrontation d’où émerge la vérité. Il porte par ailleurs sur les fautes les plus graves, qui ont causé du tort à autrui. Il ne peut donc se tenir qu’après une accusation. Le juge ne peut donc convoquer des témoins et contraindre l’accusé à répondre de sa culpabilité qu’après accusation.


I- Le rôle de l'accusation

La victime est tenue en conscience d’accuser le crime dont elle souffre, si ce dernier est nuisible pour la cité. On l’a vu, en effet, le procès est médicinal non seulement pour les parties, mais aussi pour tout le corps social. Il est donc important que les crimes funestes pour la cité soient accusés (Q.68 a1). Néanmoins, on n’est tenu d’accuser que les crimes que l’on peut prouver, car nul n’est tenu d’entreprendre ce qu’il ne peut pas mener à bien.

L’accusation peut aussi être portée par la clameur publique : il n’y a pas besoin d’accusation particulière pour les crimes évidents. De même, le juge peut instruire un procès sans autre accusation sur les faits dont il est lui-même témoin.

Saint Thomas distingue entre l’accusation et la dénonciation : l’accusation vise avant tout le bien commun, et la réparation du dommage causé par le procès. La dénonciation à l’Église, elle, a pour visée l’amendement du coupable. Elle ne peut advenir qu’après l’exercice de la correction fraternelle, si le péché commis cause seulement du tort à son auteur. Si le péché est public, ou porte atteinte au prochain (c’est le cas de l’hérétique, par exemple), on est tenu de dénoncer immédiatement la personne à l’Église (Q33, a7).

2. Revenons au procès : après avoir posé la double nécessité de l’accusation (pour la victime, et le juge), Saint Thomas s’interroge sur sa forme. L’accusation doit être écrite : en effet, elle doit être précisément circonscrite, et entourée de toutes les garanties de certitude possibles. Or, une accusation orale pourrait être déformée au fil des débats, et pire encore, pendant le délibéré. L’écrit permet au contraire de circonscrire avec certitude les faits de la cause. De même les autres actes du procès doivent-il être consignés par écrit, pour que la mémoire des dires des parties soit conservée.

Néanmoins, rien ne s’oppose à l’oralité des débats, au contraire ; Saint Thomas dit bien que la cause doit être jugée dans un temps très voisin des débats, pour que leur souvenir reste vivace. Lorsque l’on constate la longueur des actuels délais de délibéré, cela laisse songeur…

3. L’accusateur peut pécher de trois façons (Q68, a3) :

- par calomnie, lorsqu’il porte une fausse accusation.

- Par prévarication, lorsque par entente avec le coupable, il cache une partie de la vérité.

- Par tergiversation, s’il revient sur son accusation sans cause légitime.

La fausse accusation est punie par la loi du talion. En effet, il est juste que le calomniateur supporte les peines qu’il voulait injustement faire encourir à autrui. En outre, il est frappé d’infamie, de fait, ou de droit. Si la fausse accusation est involontaire, la peine est adaptée au degré de légèreté de l’accusateur. Seule la personne injustement accusée peut remettre la calomnie. En revanche, la prévarication est une faute contre le corps social. Seul le prince peut donc la remettre.

II- La recherche des preuves

1. Considérations sur le doute judiciaire. Il est interdit de juger sur de simples soupçons, de conclure à la culpabilité sur des indices légers (Q60, a3). Saint Thomas distingue trois types de soupçons :

- Celui de l’homme méchant, qui attribue aux autres les mêmes défauts

- Celui qui a de mauvaises dispositions envers son prochain, par envie ou colère, et croit facilement en une culpabilité qu’il souhaite avérée

- Celui qu’une longue expérience a habitué à la malice des hommes

Les deux premières formes de soupçons sont peccamineuses, la troisième non, car l’expérience permet d’approcher la certitude.

Il y a trois degrés dans le soupçon :

- Douter sur de faibles indices de la bonté d’un autre : c’est un péché véniel

- Tenir pour certaine la malice d’autrui sur de faibles indices. Si la matière est grave, la faute est grave

- Juger autrui sur de simples soupçons. C’est là un péché mortel

Ainsi se trouve appliquée la parole du Christ : « Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés ». D’où, encore, l’importance pour le juge de l’humilité. Le doute doit être interprété favorablement. Nul, en effet, ne doit juger autrui sans motif suffisant : il faut interpréter en bonne foi ce qui est douteux, car du jugement qu’on porte sur lui dépend l’honneur ou l’opprobre d’un homme (Q60, a4).

Or, chaque avocat le sait, hormis pour les crimes évidents, il est très difficile d’arriver à un degré de certitude absolue dans la preuve des faits. Les faits sont contingents : ils auraient pu arriver autrement, et la preuve judiciaire n’est pas une preuve exacte. C’est pourquoi Saint Thomas d’Aquin dit que le juge doit parvenir à une « certitude probable », c’est-à-dire celle qui approche le plus souvent de la vérité. C’est pourquoi la preuve peut être rapportée par plusieurs témoignages concordants : il n’est pas absolument certain que les témoins disent la vérité, quoique la convergence de leur propos porte à croire qu’il est très probable qu’ils disent vrai (Q 70, a2).

Parce qu’elle n’est pas une science exacte, où la connaissance du vrai s’obtient par une chaîne de déductions nécessaires, la preuve des faits contingents s’obtient par un débat contradictoire. En effet, les faits auraient pu se dérouler autrement que l’accusation le prétend. C’est donc de la comparaison des arguments de l’accusation et de la défense que naîtra la vérité judiciaire.

La preuve judiciaire est publique. Le juge ne peut se prononcer contre les éléments de preuve publics, à cause de la vérité qu’il connaît par ailleurs. Si le juge sait personnellement le fin mot d’une affaire, mais que les éléments dans le débat ne permettent pas de conclure à la culpabilité, il ne peut condamner l’accusé. Il peut simplement discuter plus sévèrement des éléments de preuve ou des arguments qu’il sait faux. En effet, le juge ne parle pas en son nom propre ; il incarne l’autorité, jugeant en vue du bien commun. Il doit donc juger selon le droit. Or, il serait illégal – et injuste – qu’une personne soit condamnée sur des éléments de preuve insuffisants. Ce serait un scandale (Q 67, a3). En outre, ce que le juge sait par ailleurs ne serait pas discuté, ni confronté – et serait donc peut-être faux.

2. L’aveu. La reine des preuves, on le sait, est l’aveu. L’aveu établit la culpabilité d’un accusé avec bien plus de certitude que les témoignages. Il constitue en outre un premier amendement du pécheur, une première reconnaissance du mal fait à la victime.

Saint Thomas estime donc que l’accusé coupable doit avouer sa faute. Il y est moralement tenu à la condition que le juge soit légitimement saisi par une accusation, et qu’il y soit sommé dans les formes juridiques. Le juge ne peut et ne doit requérir que lorsque la rumeur publique, des indices assez nets ou un commencement de preuve permettent d’accuser le criminel.

Le coupable est contraint à l’aveu en raison de l’obéissance que tout inférieur doit au supérieur pour le bien de la communauté. Désobéir au juge en camouflant sa culpabilité serait une injustice, donc un péché mortel (Q69, a1) Le criminel n’est évidemment pas tenu d’avouer les faits sur lesquels le juge ne peut exiger de savoir la vérité : il ne doit répondre que des points objets de l’accusation, qui forment la matière du procès.

Cette exigence surprend à l’heure du « droit à ne pas s’auto-incriminer ». Et en effet, le pécheur n’est pas toujours tenu de se dénoncer ; il peut même être prudent de ne pas le faire. Néanmoins, pour Saint Thomas l’accusé ne se dénonce pas lui-même en avouant son crime : il ne fait qu’obéir à une injonction qui lui est faite par l’autorité. Et si l’on veut bien y réfléchir, à tous les points de vue, celui de Dieu, d’où dérive toute autorité judiciaire, celui du bien commun, celui de la victime, et celui du condamné lui-même, il est juste que les coupables s’amendent, et l’aveu est le premier acte de l’amendement. Comme le dit Saint Grégoire : « C'est le vice courant de la race humaine et de se cacher pour commettre le péché, et de le dissimuler après l'avoir commis, en le niant, et de le multiplier en se défendant lorsqu'on s'en voit convaincu. »

Il est évidemment défendu à l’accusé de mentir. Si le mensonge de l’accusé n’est pas puni par la loi des hommes, c’est que l’aveu est héroïque, et qu’on ne peut l’exiger légalement du plus grand nombre. Seule la loi divine réprouve le mensonge de l’accusé (Q69, a2).

En revanche, il est permis à l’accusé de se défendre par des moyens honnêtes, par exemple en taisant les points sur lesquels le juge ne l’interroge pas, ou n’a pas le droit de le contraindre à répondre. On peut ainsi se dérober prudemment aux accusations.

3. Les témoignages. La question 70 de la Somme est consacrée aux témoins, chargés d’apporter au juge la « certitude probable » qui décidera de la sentence.

Le juge a le droit de requérir des témoignages, à la condition usuelle d’être saisi d’une accusation, ou lorsque le crime est flagrant. Le témoin est tenu de déférer à la réquisition du juge, en vertu de l’obéissance due à la personne en charge de la communauté.

Même si son témoignage n’est pas requis par le juge, le témoin de faits de nature à disculper l’accusé est tenu de déposer pour lui éviter une condamnation injuste. En revanche, il n’est pas tenu de témoigner pour favoriser sa condamnation. En effet, en ne témoignant pas, il ne cause à personne de tort précis ; s’il en cause à l’accusateur, ce dernier a volontairement mis en œuvre le procès : c’est à lui de prouver, ou d’obtenir la preuve de l’accusation qu’il avance.

Lorsque le témoin a reçu un secret de l’accusé, il ne peut le dévoiler, même si le juge le somme, car le respect des secrets est de droit naturel, et rien ne peut être commandé à un homme contre le droit naturel. Il doit simplement le divulguer lorsque ce secret peut entraîner un dommage important pour la société, ou pour un tiers. Le secret de la confession est, quant à lui, absolument inviolable. Enfin, il n’est pas permis aux clercs de témoigner contre l’accusé, car il ne leur est pas permis de coopérer à la mort d’autrui.

On l’a vu : le plus souvent, le juge ne peut espérer que la preuve probable des faits. Or, il faut plusieurs témoignages concordants pour prouver un fait, et le droit estime raisonnablement que la culpabilité est prouvée lorsqu’il existe une multitude de témoins d’accord avec l’accusateur. Or, il y a multitude à partir du moment où l’on trouve un commencement, un milieu et une fin, ce qui fait dire à Aristote : « Nous faisons tenir dans le nombre trois l'universalité et la totalité. » Mais le chiffre trois est atteint lorsque deux témoins sont d'accord avec l'accusateur. Deux témoins seulement seront donc requis, ou trois pour une plus grande certitude, afin d'obtenir le nombre ternaire qui constitue alors la multitude parfaite chez les témoins eux-mêmes. D'où cette sentence du Sage (Ecclésiaste 4, 12) : « Le triple filin ne rompt pas facilement », et sur cette parole de Jean (8, 17) : « Le témoignage de deux hommes est véridique », Saint Augustin remarque : « Par là est suggérée de façon symbolique la sainte Trinité dans laquelle réside la solidité éternelle de la vérité. » Ainsi, deux ou trois témoins, d’accord avec l’accusateur, suffisent pour établir la vérité d’un fait.

En raison de la défaillance de la mémoire humaine, le désaccord sur les points secondaires des témoignages est de peu d’importance : au contraire, il peut montrer que les témoignages n’ont pas été truqués : c’est à la prudence du juge d’apprécier. En revanche, si le désaccord touche des points essentiels entre les témoins de l’accusation et ceux de la défense, et qu’il existe similitude du nombre de témoignages des deux côtés, il faut acquitter, car le désordre d’une condamnation injuste serait plus grand, ou alors affranchir ou accorder l’avantage requis par le demandeur. Si, en revanche, ce sont les témoins d’une même partie qui sont en désaccord, le juge doit faire preuve de discernement. Si, enfin, un témoin se contredit dans sa propre déposition, il ne faut pas en tenir compte.

Les hommes d’Église sont plus dignes de confiance que les autres hommes ; ils peuvent facilement se susciter des adversaires chez les ennemis de la foi, et le scandale né de leur faute est plus grand : il est donc légitime que le nombre de témoins nécessaire pour les condamner soit plus élevé que pour les autres hommes (Q70, a2).

Les témoins peuvent être récusés s’ils ont commis quelque faute grave, qui les rende peu dignes de confiance : c’est le cas des pécheurs publics et des infidèles. Ils peuvent aussi être récusés lorsque leur personnalité diminue la probabilité de vérité de leur déposition. Ainsi, celui qui n’a pas un usage parfait de sa raison (Saint Thomas donne l’exemple des fous, des femmes et des enfants) ; ou celui qui est spécialement attaché à une partie ; enfin, celui que sa condition sociale peut porter à la crainte : ainsi, un pauvre ou un serviteur, qui seront peu portés à porter témoignage contre leur supérieur.

Les hommes craignent plus d’offenser Dieu que leur prochain : c’est pourquoi on les fait jurer, afin de s’assurer qu’ils disent la vérité. Le faux témoignage est toujours un péché mortel, atteint d’une triple laideur. C’est un parjure, une injustice envers l’accusateur, et un mensonge. C’est donc un péché contre Dieu et le prochain. Ainsi, même le faux témoignage proféré pour éviter une injustice reste un parjure, et donc une faute.

Ce qui est douteux doit être présenté comme tel par le témoin. Si le témoin se trompe involontairement, après avoir pourtant bien réfléchi, il n’y a cependant pas péché mortel (Q70, a4).

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